Du 28 octobre au 30 novembre 2015
«La lutte. N’a-t-on pas l’habitude de la représenter avec des drapeaux largement déployés, des canons braquant leurs gueules, de la cavalerie ébranlant le sol, des masses de peuple soulevées? Ce n’est pas de ce côté-là que viendra la victoire. Il faut la chercher ailleurs.»
Sergueï Eisenstein, La Ligne générale, 1929
Miklós Jancsó. Un nom à ce point enterré vivant qu’il a fallu attendre le jour de sa mort, en janvier 2014, pour se rendre compte qu’il existait encore avant de l’oublier à nouveau. Mais, un peu plus tard, une succession de faits rappelle Jancsó à l’actualité: la programmation décisive cette année à Cannes Classics des Sans-Espoir (1966), un ouvrage d’Émile Breton, et une programmation organisée par la jeune association Filmkollektiv Frankfurt dédiée à sa production internationale (La Pacifista, Vices privés, vertus publiques), accompagnée d’une publication.
Pourquoi Jancsó disparaît-il à ce point? Entre 1990 et 2010, aucun de ses films n’a été distribué en Europe occidentale. Jancsó devient une référence cinéphile, de James Gray, Béla Tarr, à Martin Scorsese. Et pourtant, en parcourant la presse et l’édition de cinéma en France de la fin des années 1960, le cinéma de Jancsó est important, attendu, décortiqué, situé quelque part entre Antonioni et Bergman: les écrits de Georges Sadoul bien sûr (Panorama du cinéma hongrois, dès 1952), Jean-Pierre Jeancolas, Yvette Biró, Jean-Loup Passek, Henri Chapier, Jean-Louis Comolli et Michel Delahaye. Surtout, le cinéma de Jancsó est visible en salles, au festival de Cannes notamment (huit films en compétition entre 1966 et 1984, trois en section parallèle). En 1969, Janine Bazin et André S. Labarthe lui consacrent un épisode de la série «Cinéastes de notre temps».
La carrière de Jancsó et la réception de ses films peuvent être considérées à bien des égards comme uniques. Sa filmographie (celle qu’il approuvera plus tard) commence en 1963, à l’âge de quarante-deux ans, avec le film Cantate. Durant les treize années précédentes, il fut contraint de tourner des actualités et courts métrages sous haute influence du réalisme socialiste. En seulement quelques années, il réussit à développer un style cinématographique immédiatement reconnaissable, et apprécié dans le monde entier: fluidité des mouvements de caméra, chorégraphies de plus en plus élaborées, conquête de l’espace et du temps filmiques. Les points d’orgue sont Sirocco d’hiver et Pour Electre, traversées de quatre-vingt minutes en seulement douze plans séquences. Sa réalisation repose sur deux bases opposées: la délimitation ferme de la déambulation des acteurs sur un plateau de tournage et une véritable passion pour l’improvisation –pour lui, il était important de créer une atmosphère où les acteurs seraient libres d’ajouter leur propre touche aux personnages. Pendant le tournage de ces longues prises, il criait et ordonnait sans cesse. Le montage consistait habituellement à choisir la meilleure des trois ou quatre prises, et de les raccorder ensemble. Pour la piste son, les dialogues étaient réécrits, l’ensemble postsynchronisé. Cette méthode de travail et ce langage cinématographique restent quasi inchangés durant ses quarante années de carrière. La renommée de Jancsó se développe à un moment où l’Occident s’enthousiasme pour les «Nouvelles Vagues» de l’Europe de l’Est: Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne, voire celle créée par le dégel du cinéma soviétique. Vingt ans après la Seconde Guerre, après que le cinéma hongrois ait réintégré la scène mondiale avec le succès d’Un petit carrousel de fête de Zoltán Fábri (1956), Jancsó devient le représentant le plus éminent de la «Nouvelle Vague hongroise» –bien que cette appellation n’ait jamais vraiment existé–, avec István Szabó, Sándor Sára, Károly Makk. Jancsó a été considéré comme un véritable auteur, cinéaste d’un pays socialiste qui osa réfléchir sur la violence de l’État et l’inhumanité du pouvoir, en camouflant très vaguement ses sujets historiques. Réflexions sur l’oppression et le combat pour la liberté, ses films ont pour cadre majeur la puszta (plaine) et ont toujours été considérés comme très «authentiquement hongrois». Pourtant, le langage filmique de Jancsó demeure universel. Bien qu’issues la plupart du temps de l’histoire hongroise, ses fictions audacieuses, pures analyses critiques des mécanismes du pouvoir, concernent tous les pays, tous les terrains politiques, et l’on peut comprendre leur impact sur une Europe au sortir des mouvements étudiants de 1968.
Pourquoi le cinéma de Jancsó est-il important? Tout d’abord parce qu’il incarne une forme totale de liberté et une représentation unique de la lutte sous forme de conte, d’histoire imaginée, non écrite par les spécialistes ou historiens. Ses documentaires témoignent d’un intérêt social pour les minorités en danger. Les fictions de Jancsó utilisent l’histoire comme alibi, c’est une fausse route que de les limiter à une analyse répétée des révolutions hongroises réprimées de 1848 et 1956. Le sujet principal demeure toujours la relation entre oppresseurs et opprimés, de l’utilisation des mêmes méthodes, partout et à tout moment. L’équation simple est toujours de mise. Et c’est pour cette raison que certains motifs nous frappent par leur contemporanéité, nous «serrent à la gorge», pour reprendre l’expression de Gérard Mordillat. Jancsó convoque des icônes atemporelles: des prisonniers cagoulés qui marchent en rond dans une cour de prison (Les Sans-Espoir), des femmes seins nus martelant un texte libertaire et faisant front à un mur d’officiers (Psaume rouge), des enfants s’entraînant à tirer désespérément sur des cibles qu’ils ne connaissent pas (Sirocco d’hiver). Guantánamo Bay detention camp, Abu Ghraib, Femen et jihad. Nudité, uniforme, anonymat, pouvoir et humiliation. Mais surtout, tout comme le personnage central de Mon chemin (1965), ce qui lui importe, c’est comment incarner le point de vue d’un spectateur citoyen qui se demande de quel côté se placer.
Émilie Cauquy et Gary Vanisian